vendredi 1 juin 2018

Ultravagante Sarabande 6 heures solo sur la Sarra

Je les entends. Ils hurlent tous dans l’escalier et j’accélère un peu pour participer au plus vite à la fête. Sur la boucle précédente déjà, les bénévoles donnaient de la voix. Il est 22h 30, grand final en approche. Je pousse sur les pavés, cette portion là, juste avant la montée, est très légèrement descendante. J’arrive à l’angle. Une rafale de hurlantes m’encourage et je m’engouffre. Les vivats éclatent, ils sont alignés. Tous, ceux qui ont veillé, qui à chaque virage, à chaque difficulté, radieux de sourire, éclatant de prévenance ont porté nos foulées, chacun à leur tour animant nos efforts, tous, en ligne, comme à la parade bariolée de tapage à grand renforts de bravos et de raffut potache, nous portent vers le haut et un ultime ahan.
J’avais répété un peu mes gammes. Le corps va bien, la tête avance. Confiante dans mes projets, je prends parfois des claques, j’avance de deux pas et recule d’une foulée, mais j’avance enfin, et comme en amour, j’ai le corps branché à la tête et l’ensemble est gourmand. Je rêve de hauteur, de vraie, de monts de hargne de montagne de gagne, je rêve de verdure de roche de verticalité. J’irai peut-être en août, mais aujourd’hui je suis vissée, et ici, tu sais, dans ce Lyon merveilleux, quand on ouvre bien les yeux, on en trouve des sommets.
La Sarra. Il faut être Lyonnais. Objet d’histoires en vrac, mystifiée ou banalisée, elle rebute autant qu’elle attire, elle fait rire les grimpeurs, les vrais, les grands traileurs, et puis quand on arrive au pied de la grande côte et qu’on te lance goguenard allez, mon gars, hisse, on fait beaucoup moins le coq, et au coup de cul du centre, là où le chemin qui trace et qui en plein milieu fait une fourbe fissure, on se retrouve pantelant et puis nettement moins sûr ! Et puis à la descente on se dit l’inverse, roule, tête en avant, ruée dans le penchant ! Ça passe, une fois, deux fois, allez, je te l’accorde, ça va passer trois fois, et puis sans le voir venir on y dépose un muscle, deux genoux et la hanche, et avec un peu de chance, on n’y dépose rien, qu’un ongle de l’orteil droit.
Pour une première je suis très raisonnable. J’ai choisi le 6 heures. Et puis j’ai envie de courir. Cela me semble jouable. Je ne suis pas athlète mais j’ai reçu des claques, et quelques belles leçons, et puis parfois aussi, de jolies récompenses, alors je me connais, et j’annonce 22 boucles, je sais que je les aurai, quitte à chauffer un peu, mais je sais aussi, et c’est une exigence, que je me laisserai porter, sans contrainte et sans crainte. Je ne surveillerai ni le temps, ni ma place, je courrai et c’est tout, profitant de l’ambiance qu’on dit survoltée exaltant les coureurs, solo ou en relais.
En empruntant pour la première fois de la journée la montée Nicolas de Lange, vers le parc des hauteurs, je croise des coureurs du 24 heures. Il fait une chaleur écrasante mais les hauts murs font de l’ombre. Je les encourage ces laborieux, et je leur dis combien ils méritent tout mon respect. Ils ont traversé la nuit, le petit matin embrumé de fatigue et le soleil plombant du midi. Ils tournent, tournent lourdement, et pourtant je les envie d’avoir tant de volonté et autant de force pour tenir si longtemps. Il ne s’agit pas de puissance, ni même de vitesse, il faut s’enfermer, tenir, ne plus penser et passer dans cette zone intrigante dans laquelle la tête anesthésiant le corps, récupère tout contrôle. Je double une petite brune, cloitrée dans sa mécanique. Casque sur les oreilles, elle ne présente aucun signe de fatigue. On dirait qu’elle tourne au ralenti et son visage impassible traduit une facilité dans l’effort qui s’oppose crûment aux corps torturés d’autres compagnons de ce drôle de manège. J’apprendrai rapidement que cette femme de mine-de-rien du haut de sa désarmante simplicité, en une monstrueuse déflagration silencieuse, démonte tous les possibles et fait tomber d’une magistrale danse, tous les records établis sur la boucle, hommes et femmes confondus.
La base vie de la course installée sur le haut de la piste, fourmille de coureurs et tous les bénévoles et les organisateurs, reconnaissables à leur t-shirt jaune siglé s’affairent à leur poste ou hurlent de bon coeur pour haranguer la foule et faire monter l’ambiance avant notre départ.
L’envol des 6 heures se fait depuis le bas. Nous sommes nombreux sur la ligne, coureur solo ou en relais, et le départ en descente serait trop dangereux. Il faut de plus, et très rapidement étirer le troupeau pour éviter les chutes dans les épingles à cheveux.
J’appréhende un petit peu cette première grimpée, mais je piaffe déjà au côté d’un ami et nous plaisantons de bon coeur sur de loufoques prévisions, à savoir qui de l’un ou de l’autre montera le premier. Les familles sont là, installées dans la pente, et tous les relayeurs qui passeront après. La sonorisation fait grimper les clairons et c’est à 17 heures que les chevaux sont lâchés.
Je cours bien entendu, moi qui m’étais promise de rester sage le temps de prendre mon rythme, mais c’est qu’on est porté, et atteindre la flamme, au milieu de la pente pour ensuite basculer du côté du dévers, est un jeu qui me plait.
6 heures. Le compte à rebours est lancé. Je m’applique à caler un rythme de croisière. Je ne veux pas marcher et dans les escaliers, comme à l’entrainement, respecter une cadence que je me suis fixée. C’est que je ne change pas, je me satisfais de régularité, bien sûr, quand l’heure avance, la hargne s’atrophie, mais à chaque passage, chaque difficulté, je calque une fréquence que je m’applique à tenir, c’est ma ligne de vie, un fil d’Ariane, une sorte de tempo qui remplace une musique et qui guide mes pas autant que mes pensées. Au fur et à mesure, l’exercice devient fluide et les jambes et la tête avançant de concert, je n’ai plus qu’à profiter des sons, des images, et du coeur de la fête. Ici sur cette boucle, ça foisonne de gens, ils sont tous dans un rôle, il y a les coureurs ça oui, ceux qui enchainent depuis une nuit et bientôt la journée, ils prennent le temps, courent très lentement, ou bien ils marchent et parfois ils trottinent et en les croisant toujours j’essaie de dire un mot, un encouragement une blague, enfin une petite phrase pour qu’ils sachent que je passe, mais que dans mon esprit, ce sont eux les vainqueurs. 
Et il y a les relais, ils passent en trombe ceux là, enfin, en tout cas les avions, ceux qui chassent le trône ! Plus tard dans la soirée, j’en dépasserai certains et ma foi c’est un peu crâneur j’avoue, mais j’en serai bien aise.
En fin d’après midi je croise aussi Monsieur. Oui je l’appelle Monsieur, vous savez, le de Lange, celui qui chaque jour appuyé sur ses cannes avec une volonté farouche parcourt la passerelle et puis de l’escalier descend une volée de marches puis remonte et parfois recommence. Et aujourd’hui c’est fête il a mis la chemise, elle est ciel comme mon jour et alors qu’il est ramassé sur ses pattes, je lui lance tout sourire « de toute la journée, monsieur soyez-en sûr, c’est vous notre champion ! » et je lui crie encore alors que je passe et il sourit et lance un petit signe d’entente.
Il y a les familles. Elles ont pris le siège étalé les nappages et tout le bardas de pique-nique. Les minots sont costumés, et les adultes aussi parfois. Certains gamins dévalent la pente avec papa ou dans les escaliers, en saut de jeune cabri ils sont là dans nos jambes à rire et à taper des mains give me five et encourage, il est tard et c’est fête, et puis c’est tout illuminé, comme un Noël en pleine chaleur.
Et puis il a vous merveilleux bénévoles. Je suis émue souvent de tout ce qu’ils donnent. Chaque course en a son lot mais ici, est-ce la boucle, à les revoir toujours, comme un disque rayé, où toutes les quinze minutes la piste recommence. Je ne sais pas quel artiste, quel génial symphoniste j’ai pu mettre sur écoute, mais mon électrophone tourne en boucle un Gloria et jamais je me lasse. Chaque virage, chaque bosse et chaque étape est un émerveillement. Ils sont là on plaisante, et je n’ai jamais été si pleine d’effort et d’enchantement en même temps.
A chaque tour je m’arrête. Il y a une table, pour nous spécialement. Les 6 heures, ceux qui n’ont pas le temps. Il y a un banc et jamais je ne l’envisage. J’arrive méthodiquement. La dame du comptoir me dit « dossard 49, mon année de naissance » et je lui réponds « oh chic, cela va me porter chance ! ». J’enfile un verre. D’eau de Coca ou de n’importe quoi. Et direction bassine, où je ne mollis pas. Je m’arrose amplement, qu’importe la transparence, de mon maillot tout blanc, je suis comme un blennie, je respire par la peau.
L’entrée sous les ola du village départ est un coup d’aiguillon chaque fois renouvelé. On foule le tapis rouge il mène jusqu’à la pente et tous, bénévoles, famille et puis les relayeurs, ils sont là à hurler, glorifiant de concert avec les haut-parleurs, en un souffle ou bien deux, avant de replonger on se sent ravivé, cible de toute gloire. Je le sais bien ça hurle, sur l’avant sur l’après, mais en passant, chaque fois, c’est comme si jamais je n’avais commencé et que c’était tout neuf, je suis une torpille et ça dure quoi, un rien, une fraction de seconde mais j’oublie ce que j’ai fait et je recommence la boucle d'après, vierge de tout effort. 
Il faut plonger d’abord. Si les premières fois la ruée est ludique, elle devient mordante et parfois même sadique. J’ai vu des 24 heures la descendre à l’envers, comme des Benjamin accrochés aux aiguilles et qui tentent vaillamment de grappiller du temps sur la déconfiture du corps et de l’esprit. Je tente des sauts de cabri et si les jambes vont bien, mes orteils crient traitrise à chaque bond que j’hasarde et aujourd’hui encore, sous une couche de verni je camoufle un ongle un peu traumatisé.
En arrivant au bas c’est une délivrance, on sait qu’il y a, quoi, 600 mètres de relance. Enfin, c’est ce que l’on pense. Première épingle à cheveux. Il y a toujours du monde, et puis c’est un bout de route avec cette petite bosse. Elle est toute petite, mais elle est assez raide, je l’attaque toujours sur la pointe des pieds et calée dans mon rythme jamais je ne la marche, appliquant la consigne, taguée sur le muret « un bras levé en vaut dix croisés ». Mon bras levé à moi c’est de ne pas marcher. Ensuite c’est le pavé, deux ou trois fois je cogne et je manque tomber, mais toujours je rattrape ce n’est pas le moment, et j’ai déjà donné sur une ancienne course, de finir écorchée !
Ça gueule un peu plus loin, c’est l’entrée de de Lange, le fameux escalier aux 560 marches. Clin-d’oeil bleu à l’entrée à gauche sur la façade et à chaque passage, les pisteurs m’encouragent. Sur la dernière boucle ils me lancent goguenards « on veut te voir encore » et je réponds « j’espère ! » Je pensais avoir le temps de deux boucles encore mais la barrière horaire rattrape mes ardeurs.
Pendant dix boucles je suis encore verte, et je monte l’échelle sur la pointe des pieds martelant la cadence et sans trop m’essouffler. J’opterai par la suite pour une marche rapide, deux mains sur les côtés balançant les épaules, droite gauche droite gauche, comme un balancier, et cette nouvelle méthode me permet de grimper, sans perdre le tempo tout en reposant les jambes et aussi le cardio. Sur tout le temps de la course je n’arriverai jamais à savoir où j’en suis, combien de fois je monte. Le secret de la boucle c’est de savoir fermer celle qu’on vient de passer pour aborder la nouvelle. Je retiens chaque passage, comme un acte isolé et je n’ai pas souvenir d’avoir une fois flanché. La première ascension différant des suivantes passant comme une fleur et puis les toutes dernières, lorsque la nuit tombée, les loupiotes éclairent en ligne, sur les côtés, cette grimpe de misère, cette file de miséreux, condamnés à la gloire, aux flammes et aux lauriers dont on nous pare la tête à coup de grands éclats, de vivat de fou-rire de blagues et de lumière.
Là-haut sur l’esplanade ça fait déjà la fête. De nombreux relayeurs ont terminé leur danse et aiguillonnent de hurlantes les copains de fortune. Les trois derniers passages se font sous stroboscopes et sur la piste ça dessine des rayons, des blancs des rouges des verts tandis que les enceintes crachent « we are the champions ».
Lorsque j’arrive enfin je n’ai aucune idée, de comment, de combien. Je suis juste heureuse et en me rajoutant au côté je triomphe et acclame ceux qui arrivent encore et je n’en vois pas un qui se montre renfrogné, ils sont tous hilares, transpirant de bonheur, quelque soit leur fait d’arme et quelque soit leur place.
Alors je prends une bière, je salue les copains, et puis merci merci, Emilie, et puis Arthur, et Bernard aussi, Nicolas, Stéphane, et j’en oublie, c’est sûr !
J’acclame le podium, celui du 24 heures. Et cette Claire, cataclysmique championne, si humble sur cette marche aux innombrables cycles.
J’ai la surprise alors, d’être appelée à mon tour, pour une seconde place sur l’épreuve des 6 heures. Forcement je jubile. J’ai fait mes 23 tours et ce qui me satisfait, avant même la distance, c’est de les avoir couru, sans jamais me lasser, de rester heure par heure, avant tout à la fête, de ne jamais douter, de ne jamais trainer. J’ai toujours profité, minute après seconde, riant de chaque blague, chaque sourire échangé, abordant comme une farce la chaleur, les pavés, le tangage indigeste de la grande passerelle et puis les marches chacune, comme si chaque obstacle enfilé comme des perles me faisait en ce jour un collier merveilleux moi qui suis parfois nouille pour la fête des mères.


Crédit photo Nicolas Blash pour Ultra run
Ultra boucle de la Sarra 6 heures solo
23 boucles
47 km
2420 D+
2 ème F 

15/122

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