vendredi 24 mai 2019

Sublime Sarra. 12 heures. Je t'aime moi non plus.

Elle arrive. La crise d’asthme. En pleine pente. Je suffoque et j’arrête. Cédric est là. J’ai tourné cinq heures. Sans heurt sans doute, aucun, avec un objectif précis : courir. Vraiment. Jusqu’à ne plus pouvoir.
« And turning out the light
I must have yawned and cuddled up for yet another night
And rattling on the roof I must have heard the sound of rain
The day before you came »
J’ai mis le casque. Cela ne m’arrive jamais sur une course. J’avais besoin de fermer le dedans.
Pour sortir dans la zone du dehors. L’inconfort.
Respire. Mais je panique. Je crois que le monde accélère. Cette fille là, au corsage clair, elle a fait deux boucles pendant que je m’asphyxiais. Et elle, une fusée ! 
En regardant mes statistiques j’ai bien vu que ça n’avait duré que deux minutes. A peine. Mais là dans la pente, c’est le village entier de la Sarra que je crois voir débouler et je reste plantée, comme une quille à ressasser invariablement à Cédric que je ne sais plus respirer.
Il me dit tu sais quoi tu marches. Je t’attends là haut, après les escaliers.
J’ai allumé mon téléphone. J’ai ouvert au hasard la bibliothèque iTune.
The day before you came
Et en bas de de Lange dans la volée d’escalier, en réduisant la voilure, j’ai repris un rythme que je n’ai plus jamais quitté.
L’ultra boucle. Rendez-vous incontournable de la fin mai du tout running lyonnais. Tellement intense l’an dernier !
Je m’inscris sur le nouveau format. Douze heures. Chi va piano va sano.
Ma dernière course remonte à octobre. Dévoluy. Déluge Alpin. Et puis plus rien. Un trail urbain, sur le fil, pour accompagner ma chère Valérie. Je trottine au parc deux à trois fois dans la semaine, et je monte des marches, Soulary, pentes de la Croix-Rousse. Aujourd’hui je me dis, j’en monte quatre ! Non, six, il me reste un peu de temps. Je coince de courtes séances entre mes ordinaires et ne m’engage jamais bien loin. Mon exotisme c’est la montée du Greillon. Isolée et tranquille. Elle est en outre assez courte pour pouvoir être gravie à un rythme un peu soutenu. Je monte peu à la Sarra. Je lui réserve mes débordements mes colères mes frustrations mes doutes et mes béatitudes. En boucle.
Au sommet de la bute, jubile. Heureuse d’être là au coeur du festival. Parle avec le monde, ça sourit, encourage les vingt-quatre heures ces forçats de la boucle, plaisante avec les filles, facile je dis, au pire on ralentit, on arrivera toujours. Je suis rassurée c’est vrai. Je n’ai pas l’impression de partir en expédition. L’arrivée n’est qu’à deux kilomètres du départ au fond. Simple. Alors je papillonne hurle des vivats, trépigne, m’époumone. Ça fait rigoler Arthur, le grand ordonnateur. J’ai trimé tout l’hiver, et là dans ce printemps fatigué de brumaille j’ai les abatis fébriles et ma bonne humeur en cage ne cherche qu’à s’exprimer.
Il ne grisaille que du ciel. Le reste est Technicolor. Mon compagnon ma prunelle, mon si patient attentif est de la fête. Je te préviens je dis. Souvent se plaint Sophie, bien fol est qui s’y fie. C’est de grand-père le visionnaire. Il dort juste derrière, dans les allées ordonnées de Loyasse. Et puis je le préviens aussi, combien je peux être changeante, emportée presque fulgurante et puis en un éclat défaitiste et à la peine. Je lui raconte comment il m’arrive d’embrasser et le monde et la vue, les rayons du soleil le ravissement du jour, le reflet d’une façade sur l’asphalte mouillée, un chat dans la gouttière un dessin sur la pierre, et comment d’une pensée tout cela peut passer, de lumière à ténèbres et en sombres pensées.
Je suis compétitrice et on ne se refait pas. J’aime me frotter à ma seule volonté mais c’est sans aucune arme, vierge de solide entrainement que je me cogne parfois à plus gros que raison.
Je ricoche et cavale dans la première descente et puis je garde l’accord. Ma recette est rodée, à chaque boucle son arrêt. Eau, fruit et sans trainer, tapis rouge et dévers. Boucle looping attaque et raidillon. Hisse et eau et recommence. Je babille par ci bonjour-merci par là give me five complimente et me laisse encourager. Enhardie à chaque passage par un orchestre tapageur de staff concurrents famille et passants mélangés je ne mesure pas mon allure et ma semelle bat la cadence en écho métronome de mon humeur : radieuse et optimiste.
Comme l’an dernier je ne compte pas les boucles. Je me contente de courir. Mais au micro régulièrement on m’annonce en tête. Je plaisante d’ailleurs, à la faveur d’un ajustement de chaussettes, avec le speaker en lui confiant que de ma petite existence de coureuse j’ai il est vrai, parfois accroché des podiums, mais que jamais de la première marche je n’ai eu de faveur. Cédric à chaque tour veille. Parfois au ravito, et puis sur la passerelle, plus tard dans l’escalier et après dans la pente, je ne sais jamais où je vais le trouver. Il est attentif à mes moindres désirs et cette bienveillance est un joli cadeau, pour moi qui ai plutôt tendance à courir en solo.
Ils montent l’arche du départ juste au pied de la rampe. Dans une heure les six heures viendront se mêler à la danse et c’est là, en descente en pensant à hier, à ces six heures de vrilles considérées déjà comme un morceau de bravoure, que je réalise alors tout ce qu’il me reste à faire.
Je suffoque et j’arrête.
Le temps d’un soupir et d’un grincement de dents, souvent se plaint Sophie bien fol est qui s’y fie.
Focus. Respire. Musique. Et je monte.
Les six heures sont lancés, je ne les ai pas vu partir. Oh bien-sûr il y a le monde. Ça grouille et ça respire et puis j’entends les rires et je les vois passer et petit à petit loin derrière mes chansons je perçois les éclats de fête et de ferveur que ce tout nouveau monde parsème à la volée sur les deux kilomètres de mon chemin de ronde. Cette liesse me fait du bien, je sors de ma torpeur. Et puis sur les tablées là haut, ils ont servi des kiwis et des mangues et bon sang que c’est bon, il suffisait de peu ! Je laisse les écouteurs et je reparle un peu. Photo dans l’escalier clin d’oeil au photographe, et puis là dans l’entrée de Nicolas de Lange il y a Nathalie et elle reste longtemps, un passage et un autre et puis encore un autre et elle est tout sourire avec sa tignasse de lionne à lancer des hourras et des éloges solaires. Je reprends de ma verve bien-sûr avec réserve c’est que je cours toujours et que l’envie est forte de m’arrêter longtemps devant les tréteaux garnis ou en haut de la piste, tiens, juste là un transat et puis c’est si fantasque que ce doit être bien drôle de rester au spectacle !
Si l’an dernier j’observais les relais, je suis impressionnée aujourd’hui par les vingt-quatre heures. Il y la jolie brune à la visière, Joelle. Elle picore une assiette de pâtes en descente, toujours sourire et en passant elle encourage. Et puis lui le sympathique au chapeau claque. Il a un mot à chaque passage, le courtois gentilhomme, on le croirait au théâtre, mais quatre-vingt boucles, cela ne s’improvise pas. Et cet athlétique gaillard je ne le vois plus passer ? Il a abandonné me renseigne Cédric ça commence à tonner là haut sur l’esplanade, les trop précipités commencent à déchanter.
Les familles sont là malgré le temps changeant. Et puis il y a monsieur, vous savez, le de Lange, il a le parapluie accroché à son col et aujourd’hui c’est fête il descend jusqu’au fleuve.
A force de tourner je reconnais les têtes. J’encourage à mon tour et à l’approche du soir je suis bouleversée par les forçats du tour. A plus de vingt heures de course certains trottent encore. L’extraordinaire ici c’est que tout le monde rayonne. Du premier bénévole au dernier des coureurs, pas une seule grimace, la Sarra c’est inouï est une communion dans la blague et l’effort. C’est la magie de la boucle, elle pousse dans la pente dans le même mouvement les coureurs très pressés et ceux qui prennent le temps. En regardant le monde, le chronomètre décompte et moi de regarder ma montre et vous allez dire c’est bête, d’y lire huit heures et jubile parce qu’à l’instant je suis persuadée que c’est l’heure et qu’il n’en reste que trois…Arrêtée au buffet je ne mesure plus bien mais non me dit Cédric huit heure c’est le temps de course mais ne regarde pas, continue à ton rythme tu es une lumière, continue ma Sophie, tu es extraordinaire et c’est fou comme je doute et malgré les foulées qui ne faiblissent pas le ciel un peu plus bas fait rejaillir mes craintes. Et pourtant je m’accroche. Depuis le début de course je caracole en tête je suis un satellite et dessine une orbite tracée de mille marches de pavés et d’arène et puis de tapis rouge et à chaque passage, de vivats et de rires et des regards confiants de mon cher Cédric.
La nuit doucement s’avance, à moins que ce ne soit l’orage. La ville en bas clignote et le monde au côté ouvre les parapluies. Les bénévoles dans l’escalier sortent les loupiotes, je les perçois à peine fixée sur mon ouvrage et les minutes s’égrainent et à vingt et une heure je commence à penser que je serai première. J’ahane mes montées, bras en balancier métronome dans la tête, regard planté au sol. A deux heures de la fin j’enclenche un compte à rebours mon objectif alors ne jamais m’arrêter. Imperceptiblement je remonte l’allure, d’un rien, de deux minutes gagnées sur une boucle et puis dans un brouillard j’entends toujours les voix, elles parlent d’inspiration, de courage de bravoure, précieuses, réconfortantes, elles me mèneront au bout.
Je ne vois pas le monde massé dans l’escalier, j’entends qu’il y a liesse et puis je vois les flammes de tous les lumignons qui jalonnent la montée. J’ai chaussé ma frontale et je fixe le cercle et je ne pense plus je suis vide d’émotion ou peut-être à l’inverse, tout est tellement confus, habitée d’un grand calme comme si c’était normal et pourtant si reconnaissante d’être toujours en marche à l’issue de ce jour vraiment incomparable. 
Dans le trente-neuvième tour il me reste trente minutes. Dans la tête ça bataille. Je l’ai ma première marche. Le reste est pour la gloire. Je peux m’arrêter là mais ce serait bien facile. Le contrat c’était simple, courir sans s’arrêter. Douze heures et pas moins et c’est pharamineux, car à ce moment là c’est la tête qui ordonne courir et non pas jusqu’à ne plus pouvoir, courir jusqu’au contrat, que les jambes veuillent ou non. Alors je continue et pour passer encore je pousse un peu l’allure et à onze heure moins cinq je m’engouffre encore dans la terrible pente pour une ultime charge !
Dernière. L’oeil bleu sur le côté, le sein dans la montée, je t’aime sur le pavé, un bras levé en vaut dix croisés. Monte. Mes sens sont en éveil. Il pleut mais c’est égal. En haut des quatre-vents je regarde la ville. Lyon ma si généreuse, berceau de ma nouvelle vie. Les faisceaux de lumière embrasent l’esplanade, et c’est d’abord le coeur en battant un peu plus qui distingue le triomphe.
Je rentre dans l’arène débordante d’allégresse et sur le tapis rouge au milieu de la foule la tête entre les mains je hurle de bonheur.



Merci encore et infiniment à Lyon Ultra Run et aux sublimes bénévoles.
Merci à Johan et à Laurent, merveilleux photographes
Merci à Joelle à Matthieu à Séverine et à toutes les voix anonymes qui m’ont portées.
Merci ma Nath ! Et toi Eric !
Merci mon Cédric
Bravo à tous les coureurs !
Les vingt-quatre heures vous êtes des punaises de machines !

41 boucles. 83,64 kilomètres. 3800 D+
1 ère F
7 ème au scratch



Retrouvez mes premiers récits de courses sur le blog runningphilosophie avec le 2018 format 6heures ici.


1 commentaire:

  1. Encore un grand bravo pour cette magnifique performance !!
    On se croisera peut être l'année prochaine sur le 24h cette fois ci

    Jérôme

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