mercredi 17 octobre 2018

Cap en cimes

Il était écrit que dans un sens comme dans l’autre, je passerais seule et sous une pluie furieuse d’orage le col du Rabou. Gris.
Je perçois mieux les reliefs que cet été cela dit. Je vois le ravin, disons. Et le vide à ma gauche.
Fin août il est vrai, j’avais été un peu légère. Je voulais prendre la vie un peu de haut. Comme un petit caprice de fin d’été avant de me jeter dans une course folle de commun des jours d’éphéméride rude.
J’avais endossé une dizaine de kilo. Un duvet un sursac beaucoup d’eau quelques graines des bananes. Régime sec. A presque quatorze heures parce que je traine et qu’il fait beau je m’ébranle sur le chemin. Sifflote admire respire. Le temps de me perdre le long du ruisseau la brume opacifie l’espace. Mon point de chute n’est plus. Il est envahi de tonnerre et les roulements sourds d’un ogre qu’on dérange déboulent et tambourinent sur ma grêle carcasse.
Alors je monte la tête basse. Stoïque sous les trombes je n’ai qu’un objectif : arriver au plus vite à ce petit chalet que j’ai vu sur la carte et qui est bien nommé, la cabane de l’âne bourrique que je suis !
Au quatrième kilomètre la course passe devant l’abri. Je souris à ce joli souvenir d’été. La nuit déjà tombée et trempée jusqu’à l’os, je n’ai vu âme qui vive sous cette sombre trotte. A peine le patou qui guide le troupeau et le berger plus loin qui aboie sur du rien, pour occuper l’espace et puis on se demande, du maître ou bien du chien qui est le plus sagace.
Je ploie sous mon fardeau en entrant dans le gîte et bouscule un jeune couple prêt à passer la nuit. Blottis sous les étoiles que le crépuscule rose d’une revanche éclatante allume une à une sous un décor sublime de montagnes brûlantes de tout le feu du ciel tombé dans la journée ils m’accueillent d’un sourire.
Je songe en y passant à la roche safran, le ciel carné, les trainées de diamant et aux reflets argent et au silence enfin au silence surtout dont nous nous emplissons la tête avant de refermer sur nous la porte du cabanon son foyer les couchettes au mur des noms gravés et sur la grosse table une soupe épaisse qu'ils ont préparée et des tranches de pain et puis entre nos mains un jeu de cartes cornées et au milieu des cimes nous bâtissons le soir de musique et de rire de tabac à rouler de lampées de potage et d’un vrac d’idées, amitié éphémère pour une éternité.
Je grimpe le pâturage. Herbe jaune, pas un bruit. Les marmottes se terrent elles qui font tant de bruit ! Au matin il faut entendre ! C’est insensé de comique on se croirait aux Halles quand en fin de nuit arrosée les forts déballent sur les comptoirs crasses la gratinée d’oignons et haranguent les filles de sifflements grossiers. Et ça se tient debout toisant le marcheur du regard, la moustache importune semblant dire à l’intruse et oh toi, ôte toi dis donc c’est notre territoire !
La terre est grasse il n’y a rien à voir. Le nez dans le chemin il faut monter c’est tout. Je chaperonne la chaussure crottée du voisin et puis d’un coup plus rien, le brouillard a mangé le devant le côté et je ne vérifie pas si le derrière y est. Je bascule du dévers avec le vide à gauche mais je suis maintenant bien et je dévale seule le tout petit chemin un peu dangereux peut-être parce que je ne vois rien et qu’il tombe des cordes et puis que je suis seule encore et que c’était écrit.
Je rejoins une coureuse au passage du torrent elle tente d’éviter l’eau quand j’y plonge gaillardement. Elle me rattrape plus loin et nous trottons ensemble, elle devant moi derrière, sur le sentier des Bans. Je refais à l’envers ma course de l’été et si la trace est grandiose, creusée dans les strates rocheuses, il faut redoubler d’attention pour ne pas basculer dans la gorge. Le chemin taillé dans la pierre dégringole d’un flot brun, la falaise précipite un ciel monocorde sous mes semelles molles. Il pleut et cela ne cesse pas il pleut et je force le pas.
Le village est joli. J’y avais pris mon temps, la fontaine et l’église et les chalets alpins, fleuris dans tous les coins et cette vue grandiose sur la montagne Ceüse qu’un essaim de nuages saturés de ténèbres précipite dans la nuit d’une journée sans teint.
Le ravitaillement du village recueille les abandons. Il fait bigrement froid et dire qu’hier encore je passais la journée à explorer Grenoble et puis le soir à Gap attablée en terrasse je partageais un verre avec deux bonnes amies. Il fait froid et je laisse les relais se refaire une santé. Le flot continu détrempe la carcasse et une terre bien grasse enrobe les godasses. J’ai retrouvé du monde mais le peloton se disperse, de loin en loin je retrouve des groupes nous sommes des résistants et sous des capes de pluie ou parfois même tête nue les pisteurs ruisselants semblent se résigner.
De la suite de la trace je ne devine rien. Je ne connais plus l’endroit et je n’ai de repère que le nom de Charance de son pic de son roc et de la fameuse montée attaquée depuis le Correo qui promet d’être raide et un peu éreintante. La forêt est gluante elle suinte de gras mais le ciel s’est tu il cesse de pleuvoir et l’ascension s’amorce sur une vague éclaircie mais toute l’eau tombée forme de grandes flaques et sur les raidillons la prairie écorchée s’arrache en mottes charnues qui bernent la chaussure. Le bâton cherche un socle une entaille un peu sûre mais patine bien souvent sur une glaise fourbe et je cale mon souffle sur cette montée raide plaçant avec soin le pied dans des encoches et j’évite au plus juste les pièges du chemin. Quand je lève la tête embruinée de crachin je perçois une trouée sur la ville de Gap, le gris accumulé laisse passer un phare et dans la déchirure la plaine est à nos pieds. Je rabaisse les yeux pour ne pas déraper et l’image collée au fond de la rétine me fait comme un Turner accroché à son mat. La tête me tourne un peu quand j’arrive au sommet. Je réalise alors que je n’ai pas mangé. Il y a Hélène au loin sous sa toile de tente qui ouvre grand les bras et qui nous encourage. Je suis émue faut dire que j’ai pour habitude de crapahuter seule et les amis qui viennent souvent se greffent au coeur et le reste de la course prend une autre saveur. Le regain de ferveur ne dure pas bien longtemps j’ai une faim constante et je me sens chancelante, je marche d’un bon pas et cours dans les descentes mais j’ai l’allure atone et je dérape maintes fois dans les sous-bois obscurs oubliant la prudence quand mon seul objectif est d’arriver bien vite à la table garnie la dernière de la course avant la redescende. Au tournant d’un chemin la cène me ravit et plantée sur des guiboles crottées jusqu’à la cuisse je bois jusqu'à la lie, me gave de bananes et de chocolat noir. Hélène est revenue par je ne sais quel détour et elle m’emboite le pas pour arriver en ville. La course a décidé de supprimer la fin. Nous ne gravirons pas le pic de Gleize rendu impraticable par les intempéries. Je suis toute contente bien qu’assez éprouvée et je pense que douze bornes ce n’est pas bien méchant puisque c’est en descente qu’on trotte principalement. Je prends de l’assurance me retournant parfois pour voir qui me talonne et causer à Hélène. C’est dans un chemin creux parsemé de pierraille que la semelle accroche et que de tout mon long je mange le terrain. Je réfléchis deux secondes inspecte mes genoux le souffle un peu coupé je reprends mes esprits et rassure Hélène. D’un coup d’oeil je lui signifie que c’est bon, elle récupère mes bâtons valdingués dans le flanc, alors nous repartons. Mais le jeu n’y est plus. Il reste quatre kilomètres j’ai la jambe qui flageole et mon genou piteux se dérobe sous l’appui et puis sur mes épaules j’ai comme un poids terrible fabriqué de fatigue de peur en contre coup et puis de toute cette eau prise en plein la figure de cette vue grandiose que j'ai si peu perçue et de cette impression qui l’air de rien me blesse que je n’ai plus le temps de m’entrainer vraiment et que je me souviens de quand j’étais devant. Hélène est à coté et elle m’encourage. Elle sait ce que je peux ce que j’ai traversé alors je lui adresse un sourire un peu terne mais il veut tout dire et je suis toute heureuse infiniment portée pleine de gratitude pour cette faculté de pouvoir courir autant, sept huit heures peut-être sous un déluge glacé et arriver comme si de toute cette journée je n’étais que passée du coeur des montagnes à mon point d’arrivée sans subir, sans être lasse effleurée tout au plus d’un voile de pensées et d'amour pour mes proches que je laisse un peu parfois sur le côté pour m’offrir ce luxe d’air et d’humanité.


Gapencimes Edelweiss solo 47 km 2400 D+ 7h40
Merci aux bénévoles qui sont loin d'être en sucre
Merci sweety Cédric et à Hélène et à Julie !
Le genou est Ok, la cuisse se teint de bleu. C'est joli. Et puis tiens, le coude aussi :)

Revivez mes autres émotions de courses sur le blog http://runningphilosophie.blogspot.com

Vallée et refuge du Vallon d'âne un soir d'aout après l'orage. Dévoluy

1 commentaire:

  1. Merci pour ces mots qui recouvrent étrangement de mystère un paysage que je connais pourtant bien :)

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