mercredi 4 avril 2018

Ventoux Mont Amour

Le froid tombe. Sec et brutal. La fringale qui me tient depuis le départ est mouchée par la brulure de mes doigts gourds. Je passe des manches longues sur mon léger t-shirt. Nous montons déjà depuis longtemps, je lève le nez enfin sur ce brouillard qui coiffe le sommet et je souris.
Voila. Je t’attendais.
Le Ventoux. Et j’ai huit ans. Dix ans peut-être. Quel âge je ne sais mais de monter de mes petites pattes plantées de gros godillots qui grincent mordent et ampoulent je me souviens. C’est si net si clair, à ce point lumineux que la brume peut ne jamais se lever je le regarde ce sommet de mes yeux bleus baignés de trop de soleil de sueur et de larmes un peu.
C’était un besoin, une envie irrépressible. En passant au large parfois je lui lançais un rendez-vous prochain. J’avais marché les Pyrénées dans les pas de mon père, les volcans en Auvergne, des alpages ou des vallées de merveilles, mais le géant de Provence, minéral et sévère, de toutes mes randonnées d’enfance fut la plus marquante. Je voulais y aller, lui dire combien je l’ai aimé, de toute sa brutalité, sa beauté dépouillée de dôme minéral et de sa terrible montée de caillasse frappée de ciel blanc à faire soif à en crier.
Je ne suis pas préparée. 150 kilomètres courus sur ma double Sainté m’ont marquée physiquement. J’ai envie de trotter mais mon genou droit tire. Arrêt total. Le premier de ma courte vie d’ impertinente coureuse. Je reprends doucement un mois avant la course, mais le temps me rattrape et je case des tours au centre d’une vie bousculée de quelques kilomètres de plat ou d’un, deux escaliers, mais enfin de rien presque et je ne m’en fais pas. Je veux le voir et enfin j’irai. Quoi qu’on en dise. C’était une promesse, une réminiscence de petite fille qui confie le secret à son amie qui, sur le point de devenir étoile lui dit pour moi, s’il te plait. Fais le aussi.
J’ai peu dormi. Et puis la famille m’accueille et la soirée fut douce, joyeuse et un peu arrosée. C’est que la Provence chante toujours, qu’il fasse clair ou gris. Je me lève en silence, clos la porte sur la maison qui dort et avale en chemin vite fait et sans penser, deux bananes, trois raisins, une barre de céréale et de l’eau par gorgées.
Le Ventoux est absent. On ne voit que le ciel et l’horizon oscille entre maussade et blond.
Je n’ai rien préparé. J’ai un coupe-vent jeté dans mon sac. Deux flasques. Des gants. Et puis j’ai mes bâtons, un cadeau de mon homme, des superbes, en carbone que je sors de la boite pour la toute première fois.
Nous sommes 1200. Je perçois le niveau avant de voir courir. Derrière un important plateau d’élites, le groupe est à la hauteur de la réputation du trail. Exigeant et technique. Il partira rapide.
Le premier kilomètre éclate l’escadrille. Je pars au centre. Sans réfléchir, et je pars vite.
Les terres rouges de Bédouin et ses cinq kilomètres de sable pourpre de monticules et de creux imposent un rythme plus raisonnable. Le tempo est donné et il changera peu. Les crêtes de la Madeleine nous offrent une terre plus stable, mais à notre droite dans chaque virage, c’est le vide et derrière, les coteaux de Provence tout pointillés de verts d’ocres de taches jaunes et de marrons glacés soulignés des sarments des vignes encore vierges encadrées de cyprès qui pointent dans le vent et font toujours les fiers dessinant des virgules sur les basses cultures.
Il fait chaud et j’ai faim et que c’est bête enfin de n’avoir pas mangé, comme si je me lançais dans le tour du quartier. Je pense au plat de pâtes que j’aurais du prévoir et au lieu de cela, à dix kilomètres à peine de mon point de départ je gargouille et je râle et calcule le temps qu’il me faudra courir avant le ravitaillement. On traverse trois routes famille et assistance accueillent les coureurs. Ils ne les verront plus qu’après la redescente, il neige juste après le lacet et la route est fermée. Nous sommes à 1100. Deux tables sont dressées. Je m’arrête et empoche une poignée de pâtes de fruit et gobe des bananes. Il en faut peu vraiment. Très peu. Pour être heureux et je repars. Dans le virage elle tache blanc, c’est discret juste épars, un présage, une discrète signature, mais le froid plus loyal, sans prendre de détour annonce brutalement le défi à venir. La neige s’étend bientôt par plaques et dans les épingles en montée les torrents de caillasses sont enrobés de glace. J’ai sorti mes bâtons, et ferme sur la dragonne je plante le sentier en martelant la danse. Un deux trois un deux trois je lance mon métronome, il ne me quittera plus de cette longue pente.
La forêt est derrière. Nous avançons en ligne. Je suis plutôt rapide, de ma marche forcée, le blanc recouvre maintenant le devant les côtés, nous sommes dans un hiver qui n’a jamais cessé. Je monte, c’est ce que voulais. Le chemin est damé, il est vraiment facile. Je grimpe sans difficulté et je savoure le calme. Un coureur se cale sur mon rythme à côté, nous échangeons trois mots, comme lors d’une promenade. Au dessus dans le blanc la file fait des pointillés et les meilleurs déjà ont atteint le sommet.
Je plisse les yeux sur l’intensité du blanc. Les maigres arbres tordent leurs bras d’écorce d’albe, on dirait qu’ils appellent en se vrillant de vilains doigts au bout de membres grêles tandis que fouette de plus vif le grésil pointu arraché de la terre. En arrivant sur le sommet j’endosse une couche supplémentaire. Chaque geste est maladroit et les rafales nous giflent tant que s’arrêter est une prouesse. Derrière le pic c’est le dévers, je pousse un cri de victoire en basculant de l’autre côté et c’est le noroît qui me répond en une bâfre réfrigérante tandis qu’au sol rampent des giclées de neige soulevées de bourrasques qui viennent faucher les jambes. Le col des tempêtes nous fait son plus bel accueil et je jubile moi du haut de mes huit ans et quelques, qui suis venue pour lui dire combien je l’aime, moi non plus.
Durant cinq kilomètres nous longeons les crêtes, la neige est si épaisse et le vent si perfide, qu’il est nécessaire si l’on veut avancer, de ne pas chercher à placer ses foulées. Nos pas sont des sauts de cabri et parfois de la horde je décroche de droite ou gauche, tenant ferme mes bâtons qu’une rafale plus hardie peut sans prévenir balancer dans les jambes du voisin, ou pire, ou plus cocasse c’est selon de quel côté on se place, dans ses propres guiboles pour une rigolboche disgrâce.
Je dévale de bonne grâce, refaisant à l’envers la trace entre les poteaux rouges qui balisent la face sud que j’ai montée jadis dans les pas de papa et je suis si bien sous ces bourrasques rudes que je m’amuse de tout, d’une bosse, d’une ornière, d’un creux inattendu sous la croute de neige et de ces fantomatiques formes dont le vent et la glace ont coiffé les piquets et les arbres éparses.
A m’amuser ainsi je ne vois passer ni le temps ni le tempo des kilomètres qui déroulent. J’arrive un peu sonnée sur un ravitaillement et je constate presque, un peu, oh à peine mais tout de même dépitée que le sommet est passé et que j’aurais voulu c’est vrai, et c’est un peu contradictoire, y rester plus longtemps. Je file, et sans me retourner, je lui lance au mont chauve, que j’y reviendrai !
Les vingt kilomètres permettant de contourner le mont par le flanc sud sont une récréation. Je suis parfaitement à l’aise dans un train qui ne traine pas. C’est un jeu entre le devant et le derrière, on passe, on se fait dépasser et puis on repasse, et à grignoter un peu, de place en place je trace, courant mes descentes, ahanant mes montées, toujours à bon rythme, sur cette longue route qui ne cesse de plonger dans des vallons serrés pour en gravir dans la foulée d’instables pierriers ou des forets cabossées.
C’est la Provence que nous foulons à nouveau, en l’espace d’une dégringolade je glisse d’une intensité vierge radiée de frigides éclaboussures en un paysage minéral et glaise fouillé de racines et de broussailles épaisses.
Jamais je ne me lasse, et cette course est hors du temps. Je ne suis ni dans la compétition, ni dans la résignation, je navigue à l’envie et la facilité me va bien. Je n’ai aucune notion de ma place, ni de ce que courir le Ventoux facilement peut prouver. J’ai toujours aimé marcher et courir, et souvent l’on me dit, avec un sourire amusé « quand tu marches Sophie, nous derrière tu sais, on court » Je trace, et j’en ai cruellement besoin. J’ai eu besoin de prouver, j’ai envie d’avancer. Cette course nature me fait du bien, et j’aime infiniment cette petite piqure injectée d’une quadrille qui susurre juste « avance avance, ne t’arrête jamais » un garde-folle ou protège-forcenée, un cocon invisible qui me permet d’être libre, sans crainte de lâcher.

J’arrive en 7h15, dans une première moitié de peloton étiré sur plus de 5 heures d’accessions continues. Je reviens d’une sublime balade, et en levant les yeux, vers un Ventoux décapité d’orages, je lui promet, et à l’étoile de son sommet, que j’y retournerai, et la main dans la mienne, une petite fille de huit ans, dix ans peut-être, qui l’aimera je le sais, de toute sa brutalité et de sa beauté dépouillée, minérale et sévère et pourtant, hiver comme été, couronné de lumière et de secrets bien gardés.

Trail du Ventoux 2018 48 km 2300 D+

Revivez mes précédentes aventures sur runningphiloSophie 



1 commentaire: