jeudi 10 mai 2018

Monsieur de Lange de la septième marche

Il y a le sein moulé velouté et laiteux. A portée de la main sur le côté. A droite dans la montée. Et l'oeil, juste avant. Rond et bleu. Tout grand ouvert dans les ténèbres. Défense à d'yeux d'entrer je pense. A chaque fois ! L'oeil bleu, c'est le début, j'avance cahin-caha . L'entrée de la grande côte. De Nicolas de Lange.
J'y monte régulièrement. Et je me traine. Je passe l'oeil et touche le sein. Plus haut dans un recoin un couple bien pressé me jette l'air amusé "mais peut-on être en paix ?!" je rigole et je lance que plus haut si ils veulent, il y a le jardin des soeurs et que peut être, sous la passerelle aux quatre vents, ils y seront tranquilles. A moins qu'on les observe, attention aux cornettes !
Et je me ho et je me hisse et je me traine. Il y a "je t'aime" d'une écriture déliée. Et puis ces quelques coeurs gravés dans le pavé. Un deux trois un deux trois, quand les marches sont basses c'est sur la pointe des pieds. Et puis le coq qui chante, qui est tout déréglé. J'aimerais bien lorgner derrière les murs bossus. C'est tout plein de verdure et de bâtisses cossues. Je lève le nez. Et je me traine.
En semaine ce sont des écoliers. Ils balancent des pétards et parfois des baisers. Ils détournent le regard quand ils se sentent épiés. Des gamines sautillent épuisant le grand-père qui s'arrête souffler sur chacun des paliers. Je dis bonjour, grenouille avec l'enfant et puis je baisse le nez pour ne pas trop trainer.
Quand les marches sont hautes il faut garder le rythme. Et c'est à cet endroit que les grands arbres plient et dans la canopée les oiseaux font leur nid.
Une jeune fille me hèle, sur la troisième plate-forme. "C'est juste là, le haut ?" elle a l'air épuisée. Mais oui mais oui tout proche. Je minimise un peu, juste un rien je lui dis : il reste plus de la moitié, voir même les trois quarts, j'ai menti rien qu'un peu c'est moche. Et elle se traine.
Les murs peinturlurés racontent des histoires. Il est nouveau c'ui là. Ça fait comme une BD. Et ce prénom tracé, ces petits mots oisifs et ces gros mots hâtifs à chaque étage qui se répondent. Les milles éclaboussures de bêtises colorées et fouillies font un heureux fourbi d'histoires sans queue ni tête et c'est bête, j'étais bien concentrée, et là. Qu'est ce que j'me traine.
Et les touristes aussi. L'air un peu effrayé. Ils sont rares ceux qui s'y aventurent, dans cette grande montée. La dernière fois clic-clac, un bellâtre m'a prise. J'avais ma jupette je sais, j'étais focalisée. Et là j'ai pas trainé.
Et les autres coureurs. Les pressés les athlètes et ceux qui aimeraient bien monter tout ça d'une traite. Alors j'augmente le rythme et je fais mine d'être bien je clin d'oeil et souris et puis après le coude, je souffle à grande forge, éponge la sueur et traine mes abatis.
Et puis il y a lui. Qu'importe le soleil et qu'importe la pluie. Tout vêtu de vieilles nippes il est tout prosterné. Il vient des quatre-vents et peut mettre des heures. Il est du matin, du midi et du soir tout habillé de noir il ploie sous un grand sac et de ses deux béquilles patiemment il avance. Quand je fais une boucle il progresse d'un peu. De presque rien mais il y met du sien. Alors je file la passerelle, redescends la grande rampe déboule sur les pavés passe devant l'oeil ignore le sein droit et les jeunes amants tente de ne pas trainer et le retrouve en haut. Combien de marches ? Cinq à tout casser. Cramponné à ses cannes le monde peut s'écrouler. Il avance. A ses pieds des baskets, souvent dépareillées, et puis dans sa besace d'autres encore et des chiffons. Il doit porter sa vie, ses souvenirs, sa maison ou peut-être qu'il n'a rien, que l'envie de penser qu'il part en grand voyage au bout de l'escalier. Et les heures y passent et il me dit "bonjour !" d'une voix calme et claire qui invite au partage. Alors je ralentis et puis j'éteints ma montre, pas d'allure et plus de performance, le temps peut se figer. Placée à sa hauteur nous discutons un brin, le temps de quatre marches nous parlons de ces lieux de ceux que l'on rencontre des heures les plus belles et je compte les marches il n'en reste que sept l'espace d'une vie entière dans les pas de ce vieux et je lui dis enfin, mais vous êtes incroyable à gravir ces hauts lieux avec tant d'insistance et un tel courage. Il s'arrête un peu, accroche bien la rampe et péniblement se hissant sur la septième marche me dit en souriant
"c'est parce que je m'entraine !" 



Entrainement 6h solo Ultra boucle de la Sarra. 
Monsieur de Lange y sera. A la septième marche ou aux quatre vents. 
 Bénévole passe ailes.

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